« Ce prélude a été écrit pour être dit dans le foyer du Théâtre de Suresnes Jean Vilar par un groupe de 13 jeunes lycéens avant la représentation du spectacle La Douleur interprété par Dominique Blanc. Le discours est écrit comme une partition vocale. Je cherche des formes d’éloquence collective, des espaces de parole hybride pour donner voix à des identités de groupes où ensemble, on trouve la force de parler. »
Zelda Bourquin
en CAPITALE D’IMPRIMERIE : tout le groupe
En italique : chochuté
En gras : par deux ou trois
> : un geste ou regard public
VIVANTS
VIVANTES
ou si vous préférez, Mesdames et Messieurs
Les histoires se transmettent d’époque en époque et d’humains en humains parce que c’est
leur rôle d’être des voyageuses d’oreilles en oreilles et de bouches en bouches. Elles
voyagent tant et temps qu’on les raconte, elles se transforment, s’adaptent à qui raconte. Il y
a les légendes, les épopées, les ouïs-dires, les ragots, les miracles, les confidences et les
confessions, les aveux, les histoires qu’on ruminent, les éclatantes, les secrètes, les
jamais-dites, les scandales et révélations, les souvenirs.
Chacune naît sans savoir combien de temps exactement elle continuera d’exister à nos
lèvres humaines. Parmi elles, il y a des histoires qui auraient voulu ne jamais exister, qu’on
aurait jamais voulu avoir à raconter. Qu’on aurait pas pu inventer.
DES HISTOIRES
TROP DIFFICILES
A DIRE
Tellement difficiles que elles, plus que les autres, peuvent disparaître, être oubliées, et
étouffées. Ces histoires cherchent qui voudra bien les dire.
On raconte que, souvent ce sont des femmes, des porteuses de mémoire qui leur servent
de refuge pour survivre et continuer à être entendues. A ces histoires là, quand elles
naissent, au coeur de l’obscurité, on leur dit :
“Une histoire enfouie peut tuer
une histoire transmise peut sauver
tu es ombre et lumière, tu portes la douleur et l’espoir
tu es une mémoire, d’os et d’âme
jamais ne renonce, à être dite »
ALORS
Permettez-nous,
Juste avant que vous ne passiez le seuil
>ICI
qui vous fera rejoindre la salle obscure
>Là BAS
Permettez-nous
>ICI
dans le foyer du théâtre
dans cet entre deux monde
Où nous ne sommes plus vraiment dans la réalité
MAIS
nous ne sommes pas encore vraiment dans l’ailleurs
>ICI
dans le foyer
quelque chose se passe
>DÉJÀ
nous le sentons bien, dans l’air, dans le son dans le poids, les voix, les coeurs battants
d’avant quelque chose
Alors, ici,
NOUS
QUE POUVONS NOUS DIRE ?
ET SURTOUT
QUE DIRE,
AVANT CE QUI VA SUIVRE ?
(pause)
NE RIEN DIRE
DE CETTE HISTOIRE
LA
nous n’en dirons
RIEN,
pas maintenant
MAIS DE LA FEMME QUI TRANSMET CETTE HISTOIRE
nous pouvons en dire quelque chose.
On raconte que la femme que nous allons voir comprit très jeune qu’elle dédierait sa vie à
l’art de raconter des histoires, de rejouer encore et encore des drames ; comédies, tragédies
de tout temps. Elle voulait raconter les joies et les peines qui font partie de nos vies. Elle
voulait se fondre dans les drames humains pour apprendre et comprendre encore mieux,
parce que la vie
DISAIT-ELLE
nous remplit encore plus quand on la raconte, parce que se raconter et transmettre les
histoires SOIGNE l’ÂME.
Et que surtout, raconter des histoires à plusieurs,
C’EST CA QU’ELLE CHERCHAIT
Alors, d’années en années,
ELLE RACONTE
ELLE JOUE
APPREND PAR COEUR
LES MOTS ET LES RÉCITS
QU’ON LUI PROPOSE DE JOUER
ça n’a pas toujours été
FACILE
PARFOIS
on lui demandait de raconter toujours les mêmes histoires en étant les mêmes personnages
et elle répondait
“mais moi je veux pouvoir raconter toutes les histoires”
et d’années en années, elle pouvait devenir plus de personnages encore
et raconter plus d’histoires encore
Combien en a-t-elle raconté, Oh ça
NOUS NE POURRIONS LE DIRE
Mais ce qui est certain c’est que les histoires avec elle, accompagnaient les saisons et les
levers de soleil partout où elle allait.
Combien d’histoires… ?
Au bout d’un certain nombre d’années où les saisons avaient passé, une histoire plus
particulière vint à elle
DIFFÉRENTE
D’abord parce que c’était une histoire presque orpheline. La femme qui l’avait écrite, disait
ne pas se souvenir l’avoir fait.Cette histoire ce n’en n’était presque pas une, c’était un cri, un
chant d’amour qui se révoltait.
Cette histoire-là , paraît-il, il fallait être seule pour pouvoir la dire.
Elles se rencontrèrent l’une et l’autre
L’HISTOIRE
ET LA FEMME
et bientôt la femme avait compris, qu’elle allait accueillir en elle une mémoire brûlante, qui
jusqu’à alors n’avait trouvé refuge que dans un livre.
Elle comprit qu’apprendre à la dire une fois,
C’ÉTAIT APPRENDRE A LA DIRE TOUJOURS
Après de longs mois de rencontre, les mots de l’histoire avaient trouvé abri dans la bouche
et le coeur de la femme. Alors elle alla partout la raconter tant cette mémoire demandait à
l’être. Elle l’accompagnait de villes en villages.
A un moment on ne sut plus si c’est elle qui accompagnait l’histoire ou bien l’histoire qui
l’accompagnait elle.
25 novembre 2008, Saint Quentin en Yveline on l’entend pour la première fois , 2 jours plus
tard, à Douai, le lendemain le 28 novembre 2008 la voici à Nantes En décembre, Nanterre ,
puis Lons-le-Saunier, Villefranche-sur-Saône, Boulazac Isle-Manoire; Épernay,
Villeneuve-lès-Maguelone, Ibos, Liège, Grâce, Arles, Sète, Reims, Sartrouville, Lyon,
Angoulême, Châlon-sur-Saône, Le Mans, Meylan, Perpignan, Clermont Ferrand,
Cavaillon,Bordeaux, et Lyon encore, Paris 1 an plus tard, Amiens, Nevers, Albi, , Creil,
Laval, Poitiers. Puis, Neuchâtel, Toulouse, Chambéry, Château-Arnoux, Draguignan, Tulle,
Saint-Etienne, Auch, Brest, Blois, Sablé-sur-Sarthe Cherbourg en Cotentin, Châteaurouge,
Limoges, et Nantes encore.
Bientôt l’histoire a été entendue à travers les continents puis revient à Paris
EN 2011, C’EST LA 109EME, ENVIRON
PENDANT UN TEMPS, LA GARDIENNE DE LA MÉMOIRE ARRÊTE SON PÈLERINAGE
L’histoire continue sans doute de se dire, mais en catimini, pour sa seule mémoire à elle.
ET 11 ANS PLUS TARD, EN 2022,
La femme reprend le batôn de son pélerinage. L’histoire à nouveau, prend corps sur les
scènes des théâtres.
ET AUJOURD’HUI
ENCORE
APRÈS 15 ANNÉES
LA FEMME
CONTINUE
DE LA RACONTER
Elle perdure, au delà des saisons, comme les roches, elle continue et elle dit pourtout
« tant qu’on me la demandera je raconterai cette histoire »
Puis un jour, une femme lui dit :
“J’ai dédié ma vie au théâtre
en vous voyant
il y a 12 ans
Dire La douleur
et je me suis dit
je vais dédier moi aussi ma vie au théâtre
là où les histoires du monde se transmettent
par les mots, les corps, et les émotions
je voudrais que vous veniez la raconter
encore une fois
là où désormais je travaille,
ET COMME À CHAQUE FOIS
LA FEMME REPONDIT
“oui tant qu’on me la demandera
je la raconterai”
Et nous voici
CE SOIR
aux portes de La douleur
qui est implantée dans l’espoir
VIVANTS VIVANTES
CE SOIR
NOUS SOMMES LES COEURS BATTANTS QUI ÉCOUTENT
NOUS SOMMES LE REFUGE
ET NOUS SOMMES LA MÉMOIRE
Zelda Bourquin est comédienne et dramaturge, artiste associée au Théâtre