Pseudo-farce d’après Alfred Jarry
Adaptation et mise en scène
Jérémie Le Louët
C’est une pièce sur l’abus : abus d’appétit, abus de pouvoir, abus de lâcheté… Et une histoire de monstres… Unis pour le pire, le Père et la Mère Ubu vocifèrent, complotent, se goinfrent, et exterminent les empêcheurs de s’enrichir en rond.
À coups de «merdre» et de «par ma chandelle verte», le roi de l’absurde reste le symbole de toutes les laideurs du monde, l’archétype du despote cupide, stupide et vulgaire.
Alfred Jarry a rêvé son ogre de foire comme une claque à tous les académismes et tous les mondains de cette fin du XIXe siècle.
Il invente «une anarchie créatrice», un objet théâtral inédit, dont Jérémie Le Louët fait son miel. La pièce scandalise la IIIe République, les suivantes s’en délecteront.
C’est cette modernité que le metteur en scène retient pour la relecture de «son» Ubu. Il met un bémol à la bouffonnerie, vide le plateau de son décor de carton pâte pour rendre à la pièce sa puissance de subversion. Et sans rien perdre de sa force comique, la grande bouffe barbare n’en est que plus violente.
Adaptation et mise en scène Jérémie Le Louët
Assistanat à la mise en scène Noémie Guedj
Avec
Julien Buchy, Anthony Courret, Jonathan Frajenberg, Jérémie Le Louët, David Maison, Dominique Massat
[COLUMN]
Scénographie Blandine Vieillot
Vidéo Thomas Chrétien, Simon Denis, Jérémie Le Louët
Lumières Thomas Chrétien
Son Simon Denis
Voici une histoire de monstres : celle d’un couple monstrueux qui vocifère, complote, se goinfre, se bat, trahit, s’enrichit, détruit, s’enfuit… Dès la première scène, Shakespeare et son Macbeth sont convoqués puis, très vite, on voit débarquer Pantagruel, Sganarelle, Faust, Hérode, Don Quichotte… Dans ce chaos infernal, on voit aussi apparaître très nettement, quelques personnalités historiques du 20e et du 21e siècle. Mais Ubu Roi, c’est d’abord l’histoire d’une pièce monstrueuse qui a tout bouleversé : public, auteurs, directeurs de théâtre, acteurs, metteurs en scène…
Difficile de séparer Jarry de son fameux personnage. C’est sans doute la rançon de la gloire mais quel dommage de méconnaître Faustroll, Le Surmale ou L’autre Alceste qui éclairent Ubu Roi, en nous éclairant sur son auteur. Jarry est un esprit libre et indépendant à la prose raffinée, parfois jusqu’au maniérisme, parfois jusqu’à l’insensé. Il a écrit des poèmes, des contes, des romans, des essais, des pièces de théâtre, des livrets d’opéra… Son érudition, son sens de la mystification, son humour noir et sa mélancolie donnent à son œuvre une dimension délirante et obscure qui préfigure le surréalisme. Quant à ses auteurs de prédilection, on peut citer Rabelais et Shakespeare bien sûr, mais également Bergerac, Lautréamont, Verlaine, Bloy, Maeterlinck, Samain…
En 1896, Jarry a 23 ans. Il s’apprête à provoquer, en toute conscience et avec la complicité de l’avant-garde littéraire parisienne, l’un des plus mémorables scandales de l’histoire du théâtre. On n’avait rien vu de tel depuis la bataille d’Hernani. Jarry a rêvé son Ubu comme une claque à tous les académismes, à tous les conservateurs et à tous les mondains. En écrivant cette espèce de pièce, il ambitionne de redéfinir tous les fondamentaux du théâtre : dramaturgie, convention, décor, costumes, accessoires, lumière, geste, parole. Érudition d’imposteur, stupidité, aberration, vraisemblance de pacotille ; Jarry pousse jusqu’au bout la logique de la destruction, faisant de sa pièce une « fable, racontée par un idiot, pleine de bruit et de fureur, et qui ne veut rien dire ». Il exhibe à la face du spectateur son double monstrueux, idiot, aberrant, indécent, un mufle vraiment pas présentable. Le père Ubu, patchwork de toutes les laideurs du monde, de nos appétits inférieurs, devient, pour toujours, l’archétype du despote cynique, cruel, stupide, cupide, mesquin et vulgaire. A coups de « merdre », ce personnage effarant entre dans l’histoire du théâtre détruisant sans distinction le romantisme, le naturalisme et le symbolisme. Ubu Roi est une pièce sur l’abus : abus d’appétit, abus de pouvoir, abus de désordre, abus d’égoïsme, abus d’avarice, abus de lâcheté… Tout y est excessif, emphatique, hyperbolique.
Jarry y dénonce la tyrannie en inventant une sorte d’ogre : le père Ubu, goinfre à un degré tel qu’il mange toute la pièce. Mais Jarry ambitionne également de nous faire ressentir la tyrannie. Alors, il élabore un objet théâtral inédit, barbare, imprévisible, bourré d’interpolations, d’hommages, de sarcasmes, de formules malheureuses et de plaisanteries puériles. Il invente une anarchie créatrice qui réfute tout didactisme, toute règle, bafoue la tradition et les habitudes si chères au goût bourgeois. Ubuesque. Cet adjectif de la langue française lui rend hommage, pour qualifier ce comique insondable, vertigineux, poussé jusqu’à l’absurdité totale. Antonin Artaud se souviendra de Jarry lorsqu’il choisira un nom pour sa première entreprise théâtrale.
Ubu Roi accompagne mon parcours de metteur en scène depuis la création de la Compagnie des Dramaticules.
Artaud et Jarry sont les figures auxquelles je me réfère le plus régulièrement. Pas un de mes projets sans que leur sens de l’artisanat, leur violence dans l’humour, leur lucidité dans le chaos ne soient évoqués.
Les monstres, les destructeurs, les transgresseurs, les magnifiques losers ont toujours animé mes spectacles. Ce sont les meilleurs personnages. Ceux qui, éternellement, nous permettent de mesurer nos pulsions, nos fantasmes et nos frustrations. Ceux qui interrogent la théâtralité par leur seule présence sur la scène. Et puis, la question de la théâtralité est pour moi hautement politique puisqu’elle détermine l’ambition et le degré d’engagement des artistes dans leur action sur le plateau. Jarry a créé un mythe, un style, un classique, un nouveau standard… Impensable. Aujourd’hui, la pièce est, le plus souvent, représentée «façon commedia» ou «façon guignol», comme une grande bouffonnerie hexagonale. Le carton pâte est devenu le matériau officiel d’Ubu Roi, et le public y est complaisamment infantilisé. La puissance de subversion de la pièce a disparu ou apparait d’un autre temps. Sa violence sarcastique et rageuse s’est transformée paradoxalement en grotesque de foire.
Mon Ubu, comme tous mes projets, est un projet de jeu : la scénographie y est au service des acteurs. Pas de grosse structure, mais des tables dressées pour des banquets pantagruéliques ; il s’agit pour les protagonistes de bien se remplir la panse et les poches, de boire pour se vider la tête, et de parler, proférer, vociférer jusqu’à épuisement. La lumière, qui, à mes yeux, est l’un des acteurs cruciaux du spectacle, prend en charge la structuration de l’espace et le séquençage narratif, en revendiquant des couleurs saturées et outrageusement subjectives. Les costumes sont anachroniques et délibérément théâtraux. Cinquante mannequins figurent les nobles, les armées, les figurants, les spectateurs… Comme dans tous mes spectacles, les entrées et les sorties des acteurs se font à vue, les coulisses faisant partie intégrante du terrain de jeu. Sur le plateau, les artifices théâtraux sont revendiqués comme accessoires et comme signes : projecteurs utilisés comme éléments scénographiques, chaises ou bancs pour les acteurs qui ne sont pas en jeu, portants pour les costumes, paravents, micros sur pied, couronnes, armures, revolvers…
Dans cette « grande bouffe » barbare, les tableaux ne se suivent pas, ils se percutent, se contestent et se répètent sur le mode emphatique, ironique et critique. C’est une mise en crise obstinée de la représentation à laquelle nous avons à faire.
Jérémie Le Louët
Jérémie Le Louët effectue sa formation théâtrale dans les classes de Michel Fau et de Stéphane Auvray-Nauroy. Entre 1999 et 2002, il joue notamment dans Elle de Jean Genet au Théâtre le Colombier, Marion Delorme et Le roi s’amuse de Victor Hugo au Théâtre du Marais, Occupe-toi d’Amélie de Georges Feydeau au Théâtre le Trianon.
En octobre 2002, il réunit un groupe de comédiens de sa génération avec lequel naît la Compagnie des Dramaticules. Dès lors, il interroge les notions d’interprétation et de représentation en portant un regard critique sur le jeu. Son projet de troupe est un projet de jeu.
En février 2003, il crée Macbett de Ionesco au Théâtre Le Proscenium. Il y pose les bases de son travail sur le tempo, la dynamique et le phrasé. En octobre 2004, il illustre, par un prologue, la Symphonie Pastorale de Beethoven interprétée par l’Orchestre de Paris, sous la direction de Marek Janowski, au Théâtre Mogador. En 2005, il présente une recréation de Macbett de Ionesco au Théâtre 13 et y interprète le rôle de Duncan. Il joue ensuite le rôle de l’Officiant dans Rated X, création d’Angelo Pavia présentée à la MC93 à Bobigny en septembre 2006. En décembre 2007, il met en scène Hot House d’Harold Pinter, spectacle dans lequel il interprète le rôle de Lush.
En janvier 2009, il met en scène Un Pinocchio de moins ! d’après Les aventures de Pinocchio de Carlo Collodi ; il interprète les rôles de Geppetto, Mangefeu, le Grillon-qui-parle… Il crée Le Horla de Maupassant au Festival d’Avignon 2010. Il interprète Hérode dans Salomé d’Oscar Wilde qu’il met en scène en janvier 2011. Il crée Richard III de William Shakespeare au Théâtre 13 / Seine à l’automne 2012. Il crée Affreux, bêtes et pédants au Théâtre de Châtillon en janvier 2014.
Ubu désinhibé ne passe pas à la trappe
[..] Mais comment monter, de nos jours, cette fable dûment codée, à gros ventre (« gidouille ») et juron (« Merde! »), sachant que dans son jus initial, tant de fois réchauffé, la farce a désormais du mal à prendre ? Jérémie Le Louët, à la tête de la Cie des Dramaticules, adapte le texte, qu’il met en scène en jouant Ubu en personne. Il n’y va pas par quatre chemins pour s’avouer libre. […] L’ordinaire panoplie ubuesque n’étant pas de mise, ça fait plutôt Monty Pythons au royaume d’Absurdie qu’est la Pologne de Jarry, c’est à dire « nulle part ». Et ça marche, ça galope même, avec un cheval très haut sur fond d’écran vidéo mouvementé […] C’est à visages nus, à grand renfort d’oripeaux travaillés et de moches perruques, que l’emporte in fine cet hommage à Jarry sur le squelette du théâtre avec ses os, ses muscles et ses tendons.
Jean-Pierrre Léoardini, L’Humanité, décembre 2014
Une salutaire réécriture, qui dynamise le propos de Jarry en l’actualisant
On craint une présentation didactique, lorsqu’un dit professeur vient présenter la pièce tout autant que défendre le principe de la reprise. Mais on assiste bien vite à de nombreux changements de registre, propres à souligner, voire à accentuer les outrances du texte : on passe de la fête au silence, de l’entente à l’altercation, voire au pugilat dégénérant au meurtre. […] La compagnie parvient même à nous rendre presque sympathiques les personnages de ce drame ridicule.
[…] Ludique et efficace, fleuri et joyeux.
Christophe Giolito, lelitteraire.com, décembre 2014
Collectif associé au Théâtre de Châtillon, la Compagnie des Dramaticules signe une adaptation libre, déstructurée et habilement potache d’Ubu Roi. Un spectacle qui fait mouche.
Réfléchir aux codes de la tradition théâtrale, aux possibles de l’interprétation, à la place du spectateur dans la représentation… Tels sont les axes de recherche et de questionnements qui animent la Compagnie des Dramaticules, collectif artistique créé en 2002 par le comédien et metteur en scène Jérémie Le Louët. Après Affreux, bêtes et pédants en janvier dernier, la compagnie associée pour trois ans au Théâtre de Châtillon s’empare d’une des œuvres emblématique de l’histoire de la modernité théâtrale : Ubu Roi d’Alfred Jarry. Ceux qui connaissent le travail des Dramaticules se doutent qu’il n’est pas question, pour les six comédiens présents sur scène (Julien Buchy, Anthony Courret, Jonathan Frajenberg, Jérémie Le Louët, David Maison, Dominique Massat – tous excellents), de se conformer à la vision traditionnelle dans laquelle est souvent enfermé ce texte devenu un classique. Plutôt qu’à la trame de la pièce, c’est à l’esprit parodique et contestataire que sous-tendait sa création scénique, en 1896, que Jérémie Le Louët a souhaité s’intéresser.
Entre satire et hommage
Et il le fait de façon brillante. Ne retenant des cinq actes d’Ubu Roi que les principaux épisodes, jouant de nombreuses mises en abyme, de ruptures dans la (sur)théâtralité et l’avancée de la représentation, d’échanges avec le public, multipliant les renvois, les ajouts, les facéties, les changements de perspectives, cette création éclatée nous gagne, très vite, à la cause du théâtre libre et totalement décloisonné qu’elle fait surgir. Il n’y a pourtant à peu près rien, ici, que l’on n’ait pas déjà eu l’occasion de voir dans d’autres propositions visant à la même remise en cause des assujettissements théâtraux. Mais ce qui, ailleurs, a pu parfois sembler creux, complaisant, voire superficiel, révèle ici un travail profond et plein d’intelligence. Dans cette version d’Ubu Roi, l’exigence ne cède jamais le pas à la facilité. A grands coups de fumigènes, d’images vidéo, d’excès de jeu, de clairs-obscurs, d’airs d’opéra, de références shakespeariennes…, Jérémie Le Louët parvient à l’exact équilibre entre satire et hommage. Car de l’intensité, et même une forme d’éclat, naissent par moments de ce joyeux capharnaüm. Finalement, en faisant ainsi imploser le théâtre, le metteur en scène lui adresse une souriante déclaration d’amour.
Manuel Piolat Soleymat – La Terrasse, 20 novembre 2014
Production Compagnie des Dramaticules.
Coproduction Théâtre de Châtillon, Théâtre de la Madeleine/Scène conventionnée de Troyes, Théâtre de Corbeil-Essonnes. Avec l’aide à la création du Conseil régional d’Ile-de-France, du Conseil général de l’Essonne et de la Communauté d’agglomération Seine-Essonne.
Résidence de création et coréalisation Théâtre de Châtillon