Les Cris de Paris – La Cage
Mise en scène Aliénor Dauchez
Conception musicale Geoffroy Jourdain
Dans un futur lointain, six femmes découvrent des documents sonores dont elles ignorent l’origine et même l’époque : joutes vocales, berceuses, voix chamaniques, exercices de vocalises ?
En travaillant sur des enregistrements ethnomusicologiques des quatre coins du monde, les chanteuses des Cris de Paris ont choisi d’incarner ces mélodies immatérielles aux accents d’Asie, d’Afrique, d’Inde ou des plaines de l’Arctique. S’appuyant sur une scénographie qui joue avec le visible et le caché et évoque l’intimité féminine et les jeux de l’enfance, les mélodies prennent corps dans des silhouettes réinventées, au gré de déguisements insolites, d’un faux défilé de mode ou d’une scène de maquillage. La très grande exigence et maîtrise vocale, loin des habitudes lyriques classiques, nous entraîne vers l’indicible.
Un ailleurs drôle, universel et émouvant.
Avec Anaël Ben Soussan, Marie Picaut, Camille Slosse, Michiko Takahashi, Aliénor Dauchez et Florence Laforge.
Musiques vocales de Laponie, du Burkina-Faso, du Cameroun, de Madagascar, de Mongolie, d’Inde du Sud, des Îles Salomon…
Composition originale de Hanna Eimermacher
Dramaturgie Fabienne Vegt
Costumes Aliénor Dauchez et Miriam Marto
Scénographie et création lumières Michael Kleine
Assistante à la mise en scène Maud Morillon
Quand on travaille avec des documents sonores venus du bout du monde et de cultures lointaines on est en présence d’une matière qui est nécessairement hors de tout contexte.
Les recherches de l’Ailleurs de l’autre gravitent autour de cette question : que pouvons-nous découvrir lorsque l’on joue à décontextualiser ?
Grâce à des enregistrements d’ethnomusicologues du vingtième siècle, les quatre sopranos ont été mises en contact avec des chants du monde entier. En cherchant à se les approprier, elles se sont fixé pour règle de jeu de ne jamais passer par des partitions. Fidèle aux thèmes centraux de ce projet – la transmission, l’apprentissage à l’oreille, l’absence de notation solfégique – la compositrice Hanna Eimermacher a créé un répertoire de courtes pièces qui obéit à ce protocole d’apprentissage et de mémorisation.
De l’interprétation, par des chanteuses lyriques, de chants ancestraux, de superpositions d’images, et de figures féminines, il résulte un dialogue entre plusieurs traditions venant de différentes régions du monde. S’ouvre alors un espace où l’on peut trouver des ressemblances, des expressions vocales et corporelles qui sont amenées à se connecter et à se juxtaposer.
En considérant le théâtre comme un lieu où se confondent l’espace, le passé, le présent et l’avenir, L’Ailleurs de l‘autre bouleverse nos conventions relatives à la voix et à l’apparence féminines.
Bien qu’elle ait pour point de départ un futurisme imaginaire, la dramaturgie du spectacle n’est pas basée sur une narration explicite ; le sens est plutôt constitué de la combinaison entre costumes, chorégraphie, chant et scénographie. L’organisation des signes, des codes, des gestes, leur confusion, créent une œuvre qui reste ouverte à l’expérience personnelle du public ; il est invité à composer sa propre interprétation de ce qu’il voit et écoute.
« Voyager vers un monde inconnu est une façon de s’approcher de soi-même. C’est aller là où vous serez confrontés à vos propres habitudes et à tout ce que vous tenez pour acquis. En même temps, cela vous offre la possibilité de dépasser vos seuils personnels. C’est grâce à la confrontation avec d’autres alternatives que vous pouvez aller plus loin ».*
L’esprit du spectateur peut voyager librement vers cet ‘autre monde’ présenté dans L’Ailleurs de l’autre. On y observe la collision de différentes cultures, traditions et rituels, et une nouvelle manière de penser et de connaître les spécificités de la voix féminine.
Le voyage visuel de L’Ailleurs de l’autre rappelle certaines icônes féminines, du passé et du présent, des divinités ancestrales aussi bien que des icônes pop : des femmes comme les Pussy Riots, Lady Gaga ou encore Jennifer Walsh (dont le maquillage permet d’échapper à la reconnaissance faciale de Google). Quelle est l’image d’une femme qui représente sa propre puissance ? L’Ailleurs de l‘autre donne un reflet de ce qu’est le féminisme actuel, en prenant volontairement une distance imaginaire vers l’avenir.
Une distance qui nous montre une planète Terre comme un lieu où l’histoire a été oubliée. Toute information est perdue, il n’y a plus de données pour nous rappeler les cultures passées. C’est un monde dans lequel tout ce qui constitue un lien avec ce que l’on tenait jadis pour sacré s’est évaporé : plus de traditions, plus de différences, d’étrangers, d’autres, d’ailleurs, ou de trace du passé. Dans L’Ailleurs de l’autre, les femmes réalisent une nouvelle forme de rituel propre à cette époque futuriste, un rituel où elles réinventent leur voix et leur identité féminine.
* Kim Kooiman, Théoricienne néerlandaise du théâtre, dans l’article « Het verlangen om te reizen » (« Le désir de voyager »)
Fabienne Vegt, dramaturge
[COLUMN]
L’Ailleurs de l’autre s’empare de questions insolubles : comment aborder l’altérité, l’étranger, l’étrange ? Tâche-t-on de respecter une distance, pour se protéger et protéger la différence de l’autre ? Ou bien approchons-nous de lui, dans l’espoir de le comprendre, tout en sachant que le malentendu est possible ?
« Les histoires de prédictions sont monnaie courante dans la grande famille humaine. Les Dieux parlent, les esprits parlent, les ordinateurs parlent. L’ambiguïté des oracles ou le calcul des probabilités ménagent des issues, et les contradictions sont effacées par la foi ». (Ursula Le Guin, La Main gauche de la nuit)
Cinq femmes vivent dans un monde du futur, un monde dont les racines et la mémoire ont été complètement coupées du passé.
Une sonde, envoyée il y a très longtemps dans l’espace et revenue mystérieusement sur terre, leur a rapporté des enregistrements de chants portant la mémoire d’une humanité perdue.
Les cinq chanteuses, intriguées par les enregistrements qu’elles ont trouvés, se mettent à les imiter précisément, sans chercher à analyser leur origine par une recherche théorique, mais en tentant d’atteindre un niveau de compréhension qui dépasse celui du langage : une compréhension par l’expérience de la voix, du souffle, du corps.
Le principe d’acculturation est au centre de notre projet. Un principe formulé au départ par de nombreux ethnologues comme un appauvrissement de traditions ancestrales au contact d’une culture dominante.
L’Ailleurs de l’autre tente un mouvement inverse : transformer nos oreilles de formation classique par un contact intense avec des chants de cultures orales d’une complexité rythmique, harmonique et vocale extraordinaires.
« On juge un monde que l’on refuse de connaître et le jugement devient un moyen de refuser de le connaître ». (Judith P. Butler, Ce qui fait une vie : Essai sur la violence, la guerre et le deuil).
Confrontées à ces matières musicales, elles tentent d’imaginer leur adresse – rituelle, symbolique ou pratique – car il leur apparaît évident qu’elles sont toujours liées à une fonction précise. En recherchant un certain son, le chant appelle un certain mouvement, une certaine émotion. En le confrontant avec différents costumes improvisés pour l’occasion, les chanteuses testent la validité de certaines superpositions. « Dans les sociétés à tradition orale (…), à partir du moment où l’on désire atteindre un certain niveau de spiritualité (sacré) ou de solennité (politique, juridique), le rituel consiste à mettre en œuvre un langage spécifique pour réaliser cette coupure fondamentale. (…) Une des obsessions de l’humanité a été de créer des formes spécifiques d’adresse ». (Gilles Léothaud, Entretien avec Nathalie Lacube).
Elles ont parfois le sentiment de toucher exactement à la fonction originale du chant, même si l’exercice leur en apprend surtout sur elles-mêmes.
Ces femmes sont maîtresses de leur esprit et de leur corps ; elles tiennent leur liberté de leur nomadisme. Elles découvrent, à travers ces chants dont elles ne comprennent pas les mots, que la planète a porté de nombreuses images féminines différentes, dans des sociétés plus ou moins matristiques. Autant de figures qu’elles reconstruisent, allant de la Vénus préhistorique, icône débridée de la fécondité, à la religieuse qu’on accusait de sorcellerie parce qu’elle prenait un rôle mystique trop important…
De ce catalogue, nous nous livrons à un inventaire, grâce auquel «on parviendrait à dresser une sorte de tableau périodique comme celui des éléments chimiques, où toutes les organisations réelles ou simplement possibles apparaîtraient groupées en familles, et où nous n’aurions plus qu´à reconnaître celles que les sociétés ont effectivement adoptées. » (Lévi-Strauss,Tristes tropiques)
Musique et mouvement sont basés sur le principe d’une boucle inlassable. L’espace, refabriqué à chaque nouveau point de chute à partir de matériaux de récupération de l’ancien monde, sert à la fois de lieu de protection, d’atelier de fabrication, et de lieu de représentation. Les rythmes des corps, des costumes, et les modulations de l’espace forment la partition du rituel-conférence qui résulte de leurs expériences. « On m’a appris lorsque j’étais petit, sur ma planète natale, que la Vérité est affaire d’imagination ». (Ursula Le Guin, La Main gauche de la nuit)
Aliénor Dauchez
Production Les Cris de Paris / La Cage. Coproduction Opéra de Reims, Théâtre des Quatre Saisons / Gradignan. Avec le soutien de Hauptstadtkulturfonds-Berlin, Impuls neue musik, Nouveau théâtre de Montreuil – centre dramatique national. Pour l’ensemble de leurs activités.
Création à l’Opéra de Reims et au Radialsystem V, Berlin – avril 2018.
Les Cris de Paris sont aidés par le ministère de la Culture et de la Communication – DRAC d’Île-de-France, ainsi que par la ville de Paris. Ils sont soutenus par la Fondation Bettencourt Schueller et par Mécénat Musical Société Générale. Les Cris de Paris bénéficient également d’un soutien annuel de la Sacem, de musique nouvelle en liberté et du soutien ponctuel de la Fondation Orange. Ils sont membres de Futurs Composés, de la Fevis, et du Profedim. Ils sont « artistes associés » de la Fondation Singer-Polignac.